Critique historique

Namur, Position Fortifiée capitale !

 

Le rôle de pivot de la Position Fortifiée de Namur dans les deux guerres mondiales est, pour la plupart, méconnu alors qu’il est essentiel !

L’importance de la Position Fortifiée de Namur reste occultée par l’aura dont bénéficia la Position Fortifiée de Liège. Début août 1914, la résistance de Liège créa la surprise, tant en France qu’en Allemagne et elle symbolisera bien vite la volonté de la Belgique de se défendre face à l’envahisseur.

Si les forts « Brialmont » de Liège et de Namur avaient été érigés, entre 1888 et 1892, ce n’était pas seulement pour barrer la route à un envahisseur éventuel mais aussi pour lui interdire l’usage du nœud de voies de communications routières, ferroviaires et fluviales constitué par ces deux villes. Et en limitant son combat, dès le 6 août, à la défense à outrance des forts, le général Leman, plus haut responsable militaire belge à Liège, a quelque peu négligé la vocation réelle de la place.

L’attaque « brusquée » de la Position Fortifiée de Liège fut la première opération importante de l’agresseur allemand. Elle intervient très rapidement, avant même la fin de la mobilisation et de la concentration aux frontières des cinq armées d’invasion allemandes qui ne s’achèveront que le 16 août.  Les six brigades allemandes, lancées au soir du 5 août contre la Position Fortifiée de Liège, regroupaient de l’ordre de 36.000 hommes ; soit un effectif comparable à la garnison de la ville alors que théoriquement, pour vaincre rapidement, les assaillants auraient dû être au moins deux fois plus nombreux que les défenseurs.  Ce n’est qu’ultérieurement, vers le 10 août, que les forces de l’envahisseur seront considérablement augmentées pour dépasser à terme les 100.000 hommes, appuyés d’une conséquente artillerie lourde.  Ce n’est aussi qu’à la même date que l’artillerie de siège est renforcée et reçoit l’appui, à partir du 11 août, des deux obusiers lourds Krupp de 42 cm, surnommés « Gross Bertha ».  Si le siège de la Position Fortifiée de Liège dura donc une dizaine de jours, c’est parce qu’il fut entamé par des forces insuffisantes.

L’échec relatif de l’assaut de la nuit du 5 au 6 août fut compensé par la saisie de nombreux ponts de l’agglomération liégeoise. Trois ponts routiers sur la Meuse sont pris intacts : le pont de Fragnée, le pont du Commerce (aujourd’hui pont Albert 1er) et le pont de la Boverie ou Pont-Neuf (aujourd’hui pont Kennedy). Au centre de Liège, seul le pont des Arches a été effectivement détruit, le 6 août 1914, à l’initiative d’autorités civiles.

A la même date, le pont Maghin a fait l’objet d’une tentative de destruction peu satisfaisante car, étançonné, il a été rouvert à la circulation dès le 9 août. Il semble aussi qu’aucun pont sur la dérivation de l’Ourthe n’ait été détruit.  Enfin, l’important pont du Val-Benoit, sur la ligne ferroviaire Bruxelles-Cologne est pris intact.  Rappelons aussi qu’à l’époque, cet ouvrage était en partie affecté au trafic routier.
Cette attaque brusquée de Liège et les velléités offensives françaises en Alsace-Lorraine masquent le fait que la véritable offensive allemande ne prend son élan qu’après le 15 août 1914 lorsque la mobilisation et la concentration des cinq armées d’invasion s’achèvent. Trois de ces armées vont passer la Meuse en Belgique, les Ière et IIe Armées entre Liège et Huy et la IIIe, à la hauteur de Dinant.

Le passage par la Belgique était moins une surprise que son ampleur. Les plus hautes autorités militaires françaises suspectaient le viol des neutralités belge et luxembourgeoise mais estimaient, tenant compte du nombre de corps d’armée, constitués de troupes de l’active, existant en Allemagne, que l’envahissement se limiterait aux provinces du Luxembourg et de Namur.  Ce calcul, qui se transforma hélas en conviction, donnait une grande importance à la position Namur-Verdun et au cours de la Meuse entre ces deux villes.  Cette prévision fut déjouée car les Allemands vont amalgamer leurs troupes de l’active et de la réserve et disposeront dès lors initialement d’un effectif supérieur à celui escompté par les Français, ce qui leur permettra un élargissement du front.  L’importance de la position Namur-Verdun avait été mise en avant lors des contacts entre Henry Wilson et Foch, chargés avant 1914 de définir une zone de concentration pour le corps expéditionnaire britannique en cas d’intervention sur le continent (1).

Tenant compte des moyens de communications et de reconnaissance de l’époque, le « brouillard de la guerre » était très dense et les erreurs d’estimation pouvaient s’avérer dramatiques ! Pourtant, l’attaque brusquée de Liège aurait dû mettre la puce à l’oreille des Français.  Il est même probable que cette action alarma le général Lanrezac mais ce dernier ne fut pas en mesure de faire partager son appréhension.

A la mi-août, le généralissime français, le général Joffre, avait souhaité une jonction entre les armées belge, britannique et françaises. Déjà, vu la fortification, en Belgique, d’Anvers et de Namur, ainsi qu’en France de Verdun, on devine que la position d’arrêt la plus avantageuse envisagée par Joffre eut été sur la ligne Anvers-Namur et ensuite le cours de la Meuse.  Mais Joffre continua à sous-estimer l’importance des forces allemandes progressant en Belgique malgré l’attaque brusquée de Liège et ultérieurement malgré les renseignements transmis par les autorités militaires belges.  A partir du 20 août cependant, la tournure désastreuse des batailles des frontières mit brutalement fin aux illusions françaises.

Quelque peu en marge de ces batailles des frontières, la résistance de la Position Fortifiée de Namur, assaillie par deux corps d’armée et une très puissante artillerie de siège, fut brisée dès le 23 août. A cette même date, les Armées allemandes contraignaient au repli tout le front franco-britannique.

Si la résistance de Namur sembla moins « héroïque » que celle de Liège, elle fut pourtant plus efficace en raison de deux sabotages, réalisés par les troupes de Génie, de la 4e Division d’Armée du général Michel affectée à sa défense. Deux ouvrages d’art importants firent en effet l’objet de sautage :

  • Le tunnel de Sclaigneaux (près d’Andenne), sur la ligne à simple voie Liège-Namur-Charleroi-Maubeuge, fut obstrué par des déblais jusqu’au 5 septembre.
  • Le pont du Luxembourg, à Namur, sur la ligne à double voie Bruxelles-Luxembourg, fut détruit et le passage de la Meuse par des convois ferroviaires fut interrompu jusque fin septembre.

Ces deux seules destructions firent que la logistique des trois premières Armées allemandes reposera, jusqu’à la bataille de la Marne, sur la seule ligne Bruxelles-Liège-Cologne, sommairement remise en état. Ces destructions obligèrent aussi le haut commandement allemand à faire remonter jusqu’à Bruxelles des troupes, prélevées sur la VIIe Armée en Lorraine, pour consolider son front à l’issue de la bataille de la Marne.

Durant toute la Grande Guerre, les chemins de fer vont jouer un rôle éminemment stratégique car seuls à même d’alimenter le front en hommes, vivres et munitions. Malgré sa densité, les Allemands seront obligés de doubler certaines liaisons dont le franchissement de la Meuse par la construction d’une nouvelle ligne au nord de Liège, entre Tongres, Visé, Gemmenich et Aix-la-Chapelle.

Dans ses mémoires, Winston Churchill évoque l’importance des axes ferroviaires pour la logistique allemande en France aux cours des quatre années de la Grande Guerre. Il écrit notamment : « L’artère principale de tous leurs approvisionnements était constituée par le grand couloir ferroviaire qui reliait leurs usines d’armement de la Ruhr à Maubeuge en passant par Cologne, Liège et Namur. » (2)

La configuration du réseau ferroviaire limita les options défensives allemandes lorsque leurs Armées furent refoulées fin 1918. Ainsi que le mentionne toujours Winston Churchill, l’Allemagne s’efforça « fébrilement de fortifier les positions Anvers-Meuse (…) » (3). Cependant, l’effondrement du IIe Reich, consécutive à l’évolution dramatique de sa situation militaire dans les Balkans et aux troubles sociaux et politiques apparus en Allemagne, précipita la fin des hostilités.

A l’issue de la première Guerre Mondiale, les puissances victorieuses envisagèrent tout d’abord de se prémunir contre toutes nouvelles velléités agressives de l’Allemagne en occupant militairement la rive gauche du Rhin. Les accords de Locarno, signés fin 1925, confirmèrent ensuite la démilitarisation de cette zone. Comme mesure d’apaisement, son occupation militaire prit dès lors fin en 1930. Le réarmement des forts Brialmont de Liège et de Namur devint dès lors pertinent.

Les contacts d’états-majors, entretenus par la Belgique et la France entre 1920 et 1936, envisageaient toujours de résister sur la Meuse, de la frontière française à la frontière hollandaise et pour éviter que cette position soit tournée par la Hollande, le creusement du canal Albert, entre Anvers et Liège, répondait aussi à un objectif défensif.

L’arrivée d’Hitler au pouvoir, en 1933, marqua la volonté de l’Allemagne de se dégager de plus en plus ouvertement des contraintes du traité de Versailles et la nouvelle Wehrmacht reprit possession de la rive gauche du Rhin, dès 1936, sans réelle réaction internationale.

Dès fin 1939, le nouveau généralissime français, le général Gamelin (un ancien de l’état-major de Joffre en 1914), envisagea de livrer bataille en Belgique. Vu qu’il ne lui est pas permis de déployer ses troupes en Belgique en raison de son retour à la neutralité fin 1936, Gamelin fut tout d’abord tenté de limiter son intervention à l’Escaut alors que la Belgique préférait obtenir son renfort sur le canal Albert.  Finalement, les dispositions, officieuses et secrètes, arrêtées entre la Belgique et ses garants franco-britanniques, fixèrent la position de résistance principale entre Anvers et Namur ainsi qu’ensuite sur la Meuse, entre Namur et la frontière française.

La Position Fortifiée de Namur retrouva donc son rôle de pivot. Cependant, le IIIe Reich ayant retenu les leçons de la Grande Guerre, il fut décidé, sauf à Eben-Emael, de contourner les Positions Fortifiées de Liège et de Namur ainsi que la ligne Maginot.  Pour cette offensive à l’Ouest, la Wehrmacht devait aussi s’affranchir de sa dépendance aux chemins de fer ; exploit qui ne semble pas avoir retenu toute l’attention méritée.

Gamelin par contre avait une guerre de retard car son plan n’était viable que dans les conditions de la première Guerre Mondiale. Ses armées dépendaient d’ailleurs toujours excessivement du réseau ferroviaire pour leurs mouvements et leurs approvisionnements.  L’avance allemande jusqu’à la position Anvers-Namur-Meuse devait être entravée par de nombreuses destructions, planifiées en Ardenne, sur la Meuse et sur le canal Albert.  Mieux planifiées et bien plus nombreuses qu’en 1914, ce programme de destructions fut moins handicapant qu’escompté.  Par contre, la supériorité aérienne allemande lui permettant d’agir en profondeur et l’exode des populations, se remémorant les atrocités de 1914, vont considérablement nuire à la mobilité des troupes belges, françaises et britanniques.

L’exploitation rapide des ruptures du front par les divisions blindées allemandes entraîna un effondrement de la défense française sur la Meuse et par conséquent, par crainte d’encerclement, l’abandon de la position Anvers-Namur dès le 16 mai 1940.

Nous pourrions croire que le rôle stratégique de Namur était dès lors clos.

Il va pourtant se clôturer de manière tragique en 1944 bien que, lors de la percée du front de Normandie, les Allemands reflueront jusqu’à leurs frontières et appuieront leur défense sur leur ligne Siegfried et les estuaires hollandais sans trop rechercher un rétablissement sur la ligne Anvers-Meuse. Les ponts sur la Meuse seront cependant une nouvelle fois détruits, par les Allemands, début septembre 1944. Entre-temps, pour soutenir l’avance des troupes alliées en entravant les mouvements allemand, le réseau ferroviaire des pays occupés fut très souvent visé et l’imprécision des bombardements aériens causa de trop nombreuses victimes collatérales. Ainsi un raid aérien américain, visant le pont du Luxembourg, à Namur, au soir du 18 août 1944, enleva la vie à plus de 300 habitants de la ville. Il y eu aussi plus de 600 blessés. Le pont, resté intact, fut dynamité par les Allemands le 4 septembre 1944.

Le rôle capital de Namur dans les deux guerres mondiales se terminait de manière bien funeste. Ce dernier drame est aussi symptomatique d’une caractéristique de la seconde Guerre Mondiale qui fait que la population civile eut à déplorer plus de morts que la troupe !   Ce coût supporté par la société civile a peut-être aussi entraîné inconsciemment un certain désintérêt pour les vestiges militaires des deux guerres !

 

Critique historique proposée par Michel André.

 

 

Notes :

(1) Cf. pages 18 et 19 de l’ouvrage de John Terraine « La bataille de Mons » (Presses de la Cité – 1962)

(2) et (3) Cf. pages 620, 636, 637 et 647 du tome 2 des Mémoires de la Grande Guerre de Winston Churchill (collection Texto des éditions Tallandier – 2016)

L’importance des chemins de fer et des destructions manquées de 1914 peuvent être appréhendées par la lecture d’un article de C. BECHET relatif à la ligne Stavelot-Malmedy (il est présenté par Google pour une recherche « destructions manquées 1914 »). Christophe Bêchet, docteur en histoire de l’Université de Liège a aussi publié aux Editions Argos un ouvrage consacré à Alfred von Schlieffen.

Enfin, un des administrateurs du Musée du Génie à Jambes, le Colonel e.r. Vincent Scarniet, prépare un ouvrage sur les destructions manquées.